Du Mort qui Saisit le Vif (La Maison du Dehors)

Fabien Giraud

16.09 - 29.10.2011













Du Mort Qui Saisit Le Vif (La Maison du Dehors) is a two-phase solo exhibition by Fabien Giraud: the first at Forde and the second at Rosascape, Paris, from 28.11 to 03.12.2011 (www.rosascape.com).


Le La Mort, a work made up of fifteen books produced by Rosascape and Forde, is one of the elements of this dual project, and is presented at Forde on the final week of the exhibition. Each book is divided, in the middle, by a second book containing the script of a conversation with Fabien Giraud and Vincent Normand. This dialogue, entitled Metaxu, which constitutes both a commentary on the work and its basis, is the core of the exhibition, giving shape to La Maison du Dehors, the first section of the technical, epic saga Du Mort Qui Saisit Le Vif. More on the book here.


Few words in french, now.

Les manuels de géométrie agrémentent les théories abstraites d’exemples tirés de la vie courante. Peut-être est-ce par peur de l’abstraction donc, qu’un homme dans une voiture roule dans la nuit. Et si par un accident dont nous ne connaissons pas la cause une brèche dans l’homme laisse sortir un de ses organes à l’extérieur de lui, et que cet élément de chair vient à tomber si bas qu’il se prend dans l’essieu de la voiture, et que par son mouvement de rotation l’axe de métal se met à entraîner et à tirer les organes de l’homme au-dehors de lui, et si dans l’horreur de ce moment-là, quand la voiture s’est arrêtée, et qu’il regarde autour de lui ses organes tapissant l’intérieur de l’habitacle, alors qu’il n’est plus qu’un chiffon de peau négligemment versé sur un siège de mousse, et qu’aucun corps et qu’aucune charpente ne le contiennent plus au-dedans et que dans sa stupeur et le silence et les volutes sanglantes et l’étourdissement, l’homme se met à rêver.Alors il y a 500 millions d’années, la matière organique commence sa lente minéralisation, et des masses informes de vie gélatineuse qui jusqu’ici avaient régné, agglomérats de nerfs et de muscles, sont précipitées dans une solidification soudaine, et forment autour d’elles-mêmes de grandes charpentes osseuses, pour les tenir et les dresser bientôt au-devant du monde. Le vivant effectue alors son premier croisement avec le monde minéral dont il s’était extrait. On dit depuis peu que c’est de la condensation dans les minéraux de petites molécules que se seraient formées, il y a plus de 3 milliards d’années, les macromolécules rendant possibles l’émergence et le déploiement du vivant. Les stromatolithes sont à l’image de ce premier arrachement à l’ordre minéral. À partir d’eux, et des bactéries logées dans le repli des sédiments, la vie entame sa lente et progressive colonisation du monde inerte. Et quand plus tard, vers le milieu de l’ère primaire, de larges plaques viennent à se solidifier autour de l’organisme gélatineux des poissons ostracodermes et que, 300 millions d’années après, les premiers vertébrés font basculer cette enveloppe osseuse à l’intérieur de leur corps, et que, sous l’effet des forces de préhension et de prédation, se déploie la forme d’une mâchoire, et que de cette mâchoire s’arrache et se débloque l’esquisse d’une tête et que dans sa voûte intérieure, à l’extrémité de toute cette charpente, se suspend la chair d’un tout petit cerveau, c’est encore cette même emprise de l’inorganique sur le vivant, et c’est déjà le vaste mouvement du mort qui saisit le vif. Et quand, pendant plusieurs millions d’années, les formes multiples du vivant aquatique viennent à s’échouer sur les rivages arides et qu’autant de vies minuscules et pas encore rampantes meurent dans le même mouvement, et que de ceux qui survivent, les nageoires ensablées se transforment progressivement en pattes, et que ces membres, bientôt libérés et déployés au-devant d’un corps presque dressé, saisissent une pierre pour la frapper, c’est toujours le même mouvement d’emprise du mort qui saisit le vif. Et quand enfin de tous les éclats de la pierre enserrés dans sa main l’homme vient à se former, et que de ces débris de roche il lance sa conquête du monde, et que plus tard, la nuit tombée, il se tient tenu et tendu dans l’habitacle d’une Citroën C3 blanche, et que par un funeste accident il vient à retourner ses entrailles et à déployer sa chair contre la voûte solide de métal et de plastique, c’est toujours le même mouvement du mort qui saisit le vif et, dans un creux minéral, la même rêverie infinie d’un homme rétroversé. Sûrement avait-il vu des images à la télévision de ces cerveaux mis à nus et comme épluchés de leur couverture d’os et de peau. Et dans sa rêverie, il se figurait l’entrelacs infini de petits boudins de chair comme compacté dans une voûte de tête. Il s’imaginait que la pensée circulait à l’intérieur de tous ces replis, que les replis, à l’endroit où ils se coudaient pour se courber sur eux-mêmes, formaient une sorte de rampe d’accélération comme la torsion de la route dans un circuit de formule 1, et que la pensée devait elle aussi adhérer le plus possible à la paroi pour monter au plus haut et gagner de la vitesse dans sa redescente. Elle atteignait alors des vitesses inattendues, montant au plus près de la bordure des logos. Toshiba Samsung Vodafone. Et s’élançait dans une accélération hyperbolique le long du tunnel qui la mènerait jusqu’à la prochaine courbure de chair. Il se figurait la pensée comme une sorte de matière visqueuse, difficilement saisissable ou identifiable comme objet. C’était plutôt une sorte de liquide, une pâte à la densité changeante. Sa consistance instable nécessitait un mouvement permanent afin que jamais elle ne se mette à coaguler ou à se freiner en durcissant. Il imaginait avec terreur ce que serait le point d’arrêt de ce fluide. Quand la matière devenue trop visqueuse se freinerait elle-même et se barrerait la route. Les replis deviendraient alors tout intérieurs, un bouchon se formerait et tout le liquide en ralentissant se durcirait. La matière agglutinée et plissée sur elle-même perdrait de la vitesse, plis contre plis, elle n’aurait bientôt plus assez de force pour se dépasser et continuer sa course en avant. Comme engluée sur elle-même, elle finirait fatalement par s’immobiliser totalement. Ce point d’arrêt de la pensée, ce ne serait pas pour autant la mort comme il se l’imaginait, mais autre chose, une mise en suspens du monde, une pause au sein de sa vie. Dans l’éventualité d’un tel événement, il pensait à ce qui pourrait bien lui advenir à lui, allongé dans l’obscurité et comme abandonné par sa propre pensée. Il se représentait lui-même comme une sorte de sentinelle veillant depuis la muraille de sa conscience sur le flot de la pensée. Aussi loin qu’il pouvait se souvenir, il avait toujours ressenti la nature étrangère de ces deux éléments, la radicale indifférence de leurs mouvements à sa présence. Il se figurait conscience et pensée comme deux forces extérieures à lui. Rien en essence n’en déterminait la propriété ou l’appartenance. Rien en elles ne présupposait cette forme temporaire qu’il s’imaginait être lui. Ce qui les définissait, au contraire, c’était une nature sauvage, brutale et informe, un Dehors radical et comme animé de puissances obscures et insaisissables. Dans cet océan de noirceur, il imaginait une rive, et sur cette rive, une maison, et dans cette maison, une chambre où tous les mouvements indifférenciés du Dehors venaient à se rencontrer et à se nouer. Cette chambre, c’était le refuge autant que le point d’origine de son monde. En elle, toute la sauvagerie et le tumulte de l’extérieur se concentrait en un point unique et stable, une zone de croisement centrale et invisible entre lui et sa pensée. Enfant, son père lui avait montré l’existence d’un tel point dans son œil. Il lui avait appris à faire circuler son doigt devant son regard et à en guetter la disparition ponctuelle. Ce point vide, où le doigt au-devant de lui s’évanouissait à son regard, c’était le lieu où l’œil rencontrait la vision. Il se figurait l’existence d’un même point pour la pensée. La chambre juchée de toute sa hauteur sur la rive en était le lieu. Et, comme blotti dans un de ses recoins, il goûtait la fraîcheur et le calme de cette vaste pièce, et en faisait le fragile séjour de son existence. C’est sûrement à ce moment précis que l’essieu se met à tourner sur son axe une dernière fois, et que la chair de l’homme, comme un chiffon, se serre à nouveau contre l’acier, entraînant avec elle tout l’entrelacs du cerveau. Tous les ourlets de chair, contenu des ventricules se défont et déversent leur drapé au-dehors. Les murs de la chambre animés du même mouvement se froissent et s’entraînent dans leur chute. La maison aspirée de l’intérieur se disjoint et s’écroule, la rive elle-même, prise d’une érosion subite, s’effondre par grands pans dans l’océan alentour. La rêverie d’un homme rétroversé dans l’habitacle d’une voiture trouve son point de dénouement. Et son voyage, sa destination réelle : la maison du Dehors. Et pour lui, alors, ce n’est plus le partage du rivage et de la mer ou le vertige devant les gorges d’une rivière, mais c’est une disjonction plus grande encore, un écart sans rive et un océan sans continent. Et dans les crevasses de la séparation, quand une pierre vient à tomber et que devant lui elle se fend, et que devant cette fente dans la pierre il se penche, il découvre  qu’elle n’a de noyau que la fissure elle-même, et qu’aucun homme, aucune pensée, aucun émoi n’a touché ses parties vieilles de millions d’années, et que dans toutes les fines couches qui témoignent du lent mouvement de sa constitution dans le durcissement de la lave, sa pensée n’est qu’un événement parmi d’autres. Ni le dernier, ni le plus important dans la lente dérive minérale du monde au-dehors.